La promotion de Magali
Magali vit Etienne lever le regard de son ordinateur et lui
sourire. Elle lui fit un petit geste de
la main ; il se leva et ils se dirigèrent ensemble vers la machine à café.
Comme d’habitude leur conversation glissa d’un sujet à l’autre sur des thèmes
qui n’étaient pas exclusivement professionnels. Ils travaillaient ensemble
depuis à peine un an, mais Etienne n’arrivait plus à se souvenir qu’il ait eu
une vie professionnelle avant Magali. Elle
était la première personne qu’il
ait recrutée suivant son propre choix. Il avait eu ce que l’on appelle
un « coup de cœur » pour cette jolie blonde réservée, mais pleine
d’une calme assurance. Elle avait le don de le
rassurer, lui qui cachait
soigneusement son caractère anxieux et perfectionniste.
Tout à sa volonté de tout réussir, y compris ses
recrutements, Etienne avait consacré beaucoup d’énergie à former Magali, sa
cadette de quatre ans .Il l’avait
accueillie dans l’entreprise et avait tout fait pour assurer sa réussite.
C’était un garçon charmant, bourré de talents et imprégné de l’esprit maison.
Il faisait partie du vivier des cadres à haut potentiel du groupe. Doté d’un
excellent esprit d’équipe, il n’hésitait jamais à prendre de son temps pour
aider un collègue en difficulté. Taillable et corvéable à merci, il était
volontaire pour toutes les missions exceptionnelles qu’on pouvait lui confier.
Il avait préparé à l’attention de Magali un programme de formation complet et
avait consacré beaucoup de temps à lui expliquer les rouages de l’entreprise.
En contrepartie, elle lui avait apporté son calme, son recul
et quelques idées originales, qu’il s’était approprié sans même s’en rendre
compte. Au fil du temps, elle lui était devenue indispensable et il considérait
la réciproque comme vraie.
A la machine à café, un petit groupe excité s’était formé. La bruit du départ du Directeur Général, Valentin
Laguigne, courait depuis déjà un certain temps, ce qui ne faisait pas les
affaires d’Etienne. Il avait travaillé
dur pour acquérir la confiance du partant et l’idée de recommencer avec un
nouveau ne l’enthousiasmait pas.
La rumeur courait précisément sur le nom du remplaçant qui s’avérait devoir
être une remplaçante. Stéphanie Lapoigne, ancienne directrice commerciale, qui
avait fait une mobilité au sein du groupe, tenait la corde des pronostics.
C’est formidable couinaient les filles, la cause féministe
gagne du terrain !!! Les hommes étaient plus réservés mais faisaient mine
d’avoir l’esprit ouvert. Peu importe, si c’est la meilleure, disaient-ils, tout
en pensant le contraire.
Magali, priée de s’exprimer sur le sujet, fit mine de se
joindre au clan des filles. En réalité, la cause lui était totalement
indifférente et elle n’avait pas
une once de féminisme, incapable qu’elle
était de s’identifier à un groupe quel qu’il fut. Le fait que le directeur
général soit un homme ou une femme l’indifférait au plus haut point, dans la
stricte mesure où il était encore trop tôt pour qu’elle puisse postuler à
pareille fonction.
Lorsqu’ils regagnèrent leurs places, Magali passant derrière
le bureau d’Etienne, remarqua une fois de plus le post-it, avec les codes
d’accès informatique, collé en bas de
l’écran. Son regard s’attarda pensivement sur la photo de l’épouse et des deux enfants d’Etienne, une jolie
brune et deux poupons joufflus. La façon niaise qu’avait Etienne de regarder
cette photo restait pour elle un profond mystère.
Pour son premier job, Magali avait été ravie d’avoir pour
patron un garçon brillant, à peine plus vieux qu’elle, et lancé sur la voie de
la réussite. Doté d’une forte capacité de travail et d’une excellent mémoire,
il emmagasinait tout ce qu’il lisait, entendait ou voyait. Il avait appris à habiller tous ses écrits et toutes ses
paroles de l’esprit maison, qui se voulait entreprenant et conquérant. Il y
avait un jargon maison, un comportement maison, faussement décontracté, et même
un code vestimentaire qu’il respectait à la lettre. Il avait porté assez longtemps
la cravate au logo de l’entreprise, qui avait été distribuée pour
l’anniversaire des vingt ans de sa création. Il était avenant sans être beau et
intelligent sans l’être trop.
Les rumeurs se révélèrent exactes et Stéphanie Lapoigne fut
nommée Directrice Général au conseil d’administration du lundi suivant. Son
prédécesseur fut prié de vider les lieux dans la semaine. Etienne évita de le
croiser de peur de compromettre son image. Magali, dont l’opportunisme était
plus fin, vint l’aider à faire ses cartons. A cinquante ans, il était loin
d’être fini et pouvait tout à fait rebondir ailleurs. On se souvient davantage
des soutiens dans l’adversité que des félicitations dans le succès. Au pire, se
disait Magali, j’aurai perdu quelques
heures de ma vie à faire des cartons. Lorsque le partant partit, il vint
faire des adieux émus à Magali, qu’il
avait assez peu remarquée du temps de son règne.
Stéphanie Lapoigne prit ses fonctions à bras le corps. Les
ventes avaient fléchi et elle avait été nommée pour redresser la situation.
Elle décida de lancer le plan « Ambition 2030 » et
de fixer un objectif de progression des ventes de 30% et de la marge de 40%.
Arrivé à ce stade, elle considéra qu’elle avait fait sa part de travail et
qu’elle pouvait laisser à ses collaborateurs le soin de régler les modalités
pratiques d’atteinte de ces objectifs.
Les vieux briscards de l’entreprise se firent discrets.
L’unanimité se fit pour proposer le nom d’Etienne pour coordonner l’opération.
Sa nomination fut d’autant plus facile qu’il était volontaire pour tout.
De son côté, Magali se trouvait confrontée à une situation
inédite, avec le sentiment qu’une opportunité pouvait s’ouvrir, sans savoir
exactement comment la saisir. Elle se renseigna discrètement sur les habitudes de la nouvelle venue.
Imperceptiblement elle cala son rythme
sur le sien, ce qui la conduisit à la croiser le matin à l’arrivée, souvent au
café et à l’occasion aux toilettes. Ce devint un jeu et progressivement Stéphanie
apprit à situer la place de Magali dans l’organisation générale. Elles
échangèrent quelques plaisanteries, puis quelques idées semées de-ci de-là.
Magali fit, à l’occasion de ces échanges matinaux, quelques remarques
pertinentes qui se révélèrent utiles pour la prise de fonction de son interlocutrice.
Ses idées, contrairement à celles d’Etienne étaient toujours originales et elle
se garda bien de les faire connaitre de qui que ce soit d’autre que de
Stéphanie, afin que l’on ne puisse pas identifier leur source. Ainsi disparut,
victime collatérale de l’ambition de Magali, Georges Lambrouille, directeur de
la coordination, surtout connu pour être le spécialiste de la zizanie. Il
expiait ainsi le mauvais accueil qu’il lui avait réservé à son
arrivée.
Lorsqu’Etienne revint de l’entretien qu’il avait eu avec la
directrice générale et au cours duquel il s’était vu confier la coordination du
projet « Ambition 2030 », son premier réflexe fut d’aller partager sa
joie avec Magali, qui ne ménagea pas ses encouragements. Etienne entraina Magali
dans une salle de réunion et ils commencèrent à échafauder des plans. Malgré
ses capacités de réflexion, Magali était trop jeune et inexpérimentée pour
percevoir le caractère périlleux de l’entreprise qui avait été confiée à
Etienne. Il ne leur fallut pas longtemps pour poser le diagnostic, qui était
d’ailleurs connu de tous. La restriction des budgets de recherche et de
développement avait entrainé un vieillissement de la gamme et la révision à la
baisse de l’intéressement des commerciaux avait découragé la force de vente.
Trois semaines
plus tard
Ce soir- là, Magali sortit du bureau totalement éreintée.
Elle avait travaillé comme une forcenée sur le plan « Ambition 2030 »
et sa première ébauche prenait forme.
L’ayant à peine remerciée, Etienne lui avait signifié qu’il n’avait plus besoin
d’elle à ce stade du projet. Les éléments techniques étant posés, il arrivait
au stade de son travail où il excellait. Il fallait tout mettre en forme et
habiller le projet de l’esprit maison.
Habituée à ce mode de travail, Magali s’était retirée et
avait quitté le bureau un peu plus tôt que d’habitude. Sa vie sociale avait un
peu pâti de son rythme de travail des dernières semaines, mais elle évita
d’appeler qui que ce soit. Elle se garda bien également de rentrer directement chez elle. Arrivée
dans une rue colorée de Paris, elle décida de commencer par un peu de détente.
Elle repéra un petit restaurant marocain sur lequel elle jeta son dévolu. Pour
une fois, elle décida de se lâcher et se commanda un couscous brochette, accompagné
d’une demi- bouteille de gris de Boulaouane. Il était encore tôt et elle était seule cliente dans le
restaurant. Le patron la vit engouffrer
son couscous, se resservir deux fois et descendre la demi- bouteille de vin. A
la fin du repas, Magali sentait une douce chaleur l’envahir. Elle était toute revigorée et, un double café bu, elle
était prêt à attaquer la deuxième partie de sa soirée.
Sortant du restaurant, elle se dirigea vers un ciber-café
qu’elle avait préalablement repéré. Elle paya en liquide pour deux heures
d’utilisation d’un poste internet. Il lui fallut moins d’une heure pour boucler
l’opération. Elle commença par les sites X et visionna quelques images assez
crues, qu’elle enregistra sur une clé USB neuve, achetée pour l’occasion. Satisfaite,
elle poursuivit ses recherches jusqu’à atteindre un site pédophile. Elle sourit de contentement lorsqu’elle tomba sur une série de vues qui
représentaient des enfants de cinq à six ans en position scabreuse avec des
adultes libidineux. Elle chargea tout sur sa clé USB et nota soigneusement les chemins d’accès qu’elle
avait utilisés. La tâche avait été plus facile que prévu. Elle s’en indigna un
peu, mais pas trop et rentra chez elle avec le sentiment du devoir accompli.
Une semaine plus tard
Etienne releva la
tête de son ordinateur, se leva et s’étira avec satisfaction. Son intervention
devant le comité de direction du lendemain était prête à temps. Il n’était pas un improvisateur et savait que
c’était son point faible ; il devait avancer sur des rails bien tracés et
ne pas s’écarter de sa présentation. Il était satisfait de son travail mais
gardait malgré tout un fond d’inquiétude ; on ne lui avait jamais confié
un dossier d’une telle importance.
Se trouvant seule avec lui, Magali s’inquiéta maternellement
de sa mauvaise mine. Tu as une tête de déterré lui dit-elle, Prend garde à ta
santé. Il en rit et la rassura. Elle lui proposa de relire sa présentation pour
vérifier qu’il n’y ait pas de coquille et, comme prévu, il refusa. Il ne montrait
jamais une présentation à l’avance, pour ne pas laisser à un éventuel contradicteur le loisir de
trouver une faille dans son raisonnement. Invité au comité de direction pour la
première fois, il n’avait pas dérogé à son principe, malgré l’usage qui voulait
que les documents parviennent aux participants
au moins deux jours avant la réunion. C’était clairement une première
faute et Magali, malgré son manque d’expérience, l’en avait prévenu. Sans
surprise, il avait balayé sa remarque d’un revers de main.
Vers quinze heures, il y eut un creux et Magali se retrouva
seule dans l’open-space. Elle mit à profit le temps dont elle disposait.
le lendemain
Le comité de direction s’étendait sur toute la matinée.
Magali alla faire le tour de quelques bureaux. Elle s’attarda auprès de la
secrétaire du directeur marketing et lui fit part incidemment de son inquiétude
sur la santé d’Etienne. Le soir même la totalité de l’entreprise était
convaincue que ce dernier était frappé d’un cancer incurable et que son pronostic
vital était engagé.
Le comité de direction ne se termina qu’à Treize heure.
Magali était partie déjeuner. A son retour elle trouva Etienne prostré, le
regard fixe sur son ordinateur. Elle l’entraina dans une petite salle de
réunion et l’écouta avec attention, comme elle savait si bien le faire.
La première partie de la présentation d’Etienne s’était
déroulée ans un silence glacial, mais sans incident majeur. Les choses
s’étaient gâtées en abordant la partie budgétaire. Le directeur financier, Jean
Lafouine, avait commencé à soulever
quelques contradictions notables entre les différents tableaux présentés par
Etienne et il s’en était suivi une véritable curée. Valentin Duvent, le
directeur commercial, notamment, s’était
livré à une critique acharnée des idées innovantes avancées par Etienne, qui étaient en grande
partie celles de Magali. Fort heureusement Etienne ne s’en souvenait plus
et croyait sincèrement qu’il s’agissait
des siennes. Même le directeur de la
production, Robert Lancien, qui avait pourtant des relations amicales avec
l’équipe d’Etienne, s’était joint à la curée.
Ma carrière est ruinée, gémissait Etienne. J’avais pourtant
bien vérifié mon travail, j’étais certain sur que tout concordait et en fait
c’était bourré de coquilles. Je t’avais proposé de relire, lui rappela Magali.
Tu es trop fatigué, tu m’inquiètes lui dit-elle gentiment, fais attention à ta
santé. Elle tenta de le rassurer :
tu as perdu une bataille, pas la guerre !
L’après- midi, en passant aux toilettes au bon moment, Magali
se trouva confrontée à une épreuve qu’elle n’avait pas attendue. Tandis qu’elle
se lavait les mains à côté de Stéphanie,
celle-ci la cueillit à froid et lui demanda ce qu’elle pensait des idées qui
figuraient dans la présentation d’Etienne. Magali eut moins de trois secondes
pour réfléchir à sa réponse. Elle fit le bon choix. J’ai participé au travail
dit-elle, je suis d’accord avec les idées qu’il contient et en plus, se
permit-elle de rajouter, certaines sont de moi.
Stéphanie la regarda dans les yeux et lui dit : Soyez
solide, je compte sur vous !
Magali prit pour une promesse d’avenir un propos qui
n’engageait à rien. Elle rejoignit son bureau regonflée à bloc, ce qui était
bien l’objectif de Stéphanie.
Le lendemain, Etienne était convoqué par cette dernière. Magali guetta son retour et,
contre toute attente, il revint
rasséréné. Stéphanie l’avait bien accueilli et lui avait fait des compliments
sur un travail qui restait bon, malgré l’attaque générale dont il avait fait l’objet. Elle lui demandait
de le reprendre, en intégrant les idées avancées par les différents directeurs
et en collaboration avec eux.
Quatre mois plus tard
Etienne était éreinté, les derniers mois s’étaient révélés épouvantables. Il était
repassé au moins dix fois devant le comité de direction et avait travaillé
comme un forcené. Toutes ses
présentations comportaient des coquilles que Jean Lafouine relevait avec
délectation. Il en était venu à douter de lui, mais continuait à laisser se codes
informatiques en évidence au bas de sur
son écran.
Durant cette période, de nombreux collègues s’étaient
inquiétés de sa santé, ce qui avait fini par le troubler, et par perturber son sommeil. Il n’en fut que plus fatigué et
s’en ouvrit à son médecin de famille. Celui-ci ne trouva rien d’anormal mais,
comme il était en relation avec le directeur d’une clinique spécialisée en
diagnostics généralisés, il l’envoya passer une série d’examens. Etienne dut
prendre plusieurs rendez-vous, naturellement en cours de journée. La clinique
manquait d’activité. Etienne se vit prescrire une série d’examens
complémentaires, dont un scanner du cerveau.
Naturellement il racontait ces différentes démarches à
Magali, qui lui répondait sur un ton de compassion qui lui glaçait le sang. Il
n’en dormit que plus mal et se trouva de plus en plus fatigué, ce qui le
conduisit à d’autant plus d’examens complémentaires.
Sur le front interne le comité de direction ne lui fit pas
de cadeau. La meute ayant senti la faiblesse sous l’apparente assurance, le
malmena de plus en plus durement à
chaque séance. Il finit par commettre la faiblesse de se faire accompagner par
Magali pour ces rencontres. A court terme ce fut efficace, les coquilles
disparurent comme par enchantement et la meute eut un peu plus de retenue avec
Magali, pour laquelle tous avaient de la sympathie. Elle sut se tenir à sa
place et ne prit jamais la parole qu’à la demande d’Etienne.
Stéphanie de son côté se maintenait en position d’arbitre et
ne se portait au secours d’Etienne qu’en cas de stricte nécessité. A chaque
critique, elle imposait que le contradicteur apporte une idée de substitution.
Ce faisant, de
critique en critique, le projet de plan « Ambition 2030 » ne faisait
que s’améliorer de l’apport de chacun et
commençait à prendre forme. La fin des travaux approchait et il était
prévu de présenter le projet à la direction du groupe et à la
convention annuelle de l’entreprise, qui
se tenait traditionnellement fin octobre.
Etienne entrevit la fin de son calvaire et, malgré les
divers examens qu’il subissait, commença à se rasséréner. Son sommeil
s’améliora et il entra dans une période de convalescence. La qualité du dossier
final fit taire les critiques et il reprit confiance dans l’avenir, ce qui ne
faisait pas les affaires de Magali.
Quatre jours après
Ce matin- là trois courriers signés de Georges Lambrouille,
dont on a vu ci-dessus qu’il était l’ancien directeur de la coordination, parvinrent respectivement à l’épouse
d’Etienne, à Stéphanie Lapoigne et au responsable de la sécurité informatique,
Stéphane Scanner.
Le courrier à l’attention de l’épouse d’Etienne comportait
trois photos d’enfants, de l’âge des siens, dans des positions abominables avec
des adultes. Un seul commentaire : « Chère Madame, voici quelques
photos tirées de la collection privée de votre mari ». Son sang ne fit
qu’un tour.
Les courriers à l’attention de Stéphanie et du responsable
de la sécurité étaient plus subtils et conseillaient de procéder à certaines
investigations. Stéphanie fut tentée de jeter le sien à la corbeille. Elle
n’eut pas le temps, Stéphane Scanner avait immédiatement procédé à des
vérifications et était tombé sur des consultations effectuées à partir du poste
d’Etienne. Ses vérifications le menèrent
rapidement sur des sites pédophiles. Stéphanie n’avait pas eu le temps de
réfléchir à la réaction appropriée à la situation, que déjà une collection d’images scabreuse était
découverte sur le poste de travail d’Etienne. Stéphane Scanner s’empressa de faire part de sa découverte à
Stéphanie, qui n’eut pas d’autre solution que de réagir immédiatement.
Les faits étant avérés, on en oublia d’en vérifier la
source. Il était de notoriété publique qu’Etienne entretenait les plus
mauvaises relations avec Georges Lambrouille et l’idée d’une vengeance parut
assez évidente à toutes les personnes impliquées dans le dossier. La signature,
du reste, était remarquablement bien imitée, du bel ouvrage.
Etienne fut convoqué chez Stéphanie avec la DRH, Angéline
Lamorale. Toutes deux avaient deux enfants chacune et elles ne furent pas tendre. Comme tous les
innocents, Etienne sut fort mal se défendre et, à la fin de l’entretien, il eut
le choix entre se démettre ou être poursuivi en justice. Dans l’affolement il
signa tous les papiers que les deux femmes lui tendirent et se retrouva dehors
sans avoir vraiment compris ce qui lui était arrivé.
Un mois après
Magali assurait l’intérim d’Etienne et travaillait comme une
forcenée, totalement décidée à faire en sorte que l’intérim devint permanent.
Elle avait calculé l’augmentation qu’elle pourrait demander et avait déjà
dépensé le triple en projets.
Les dossiers pour le comité de groupe et pour la convention
annuelle étaient prêts. Les dates de ces instances paraissaient fatidiques à
Magali. Il est impossible de trouver un remplaçant à Etienne dans les délais
et, si c’est moi qui assure les échéances, ils n’auront pas d’autre choix que
de me nommer, pensait-elle.
Lorsque la secrétaire de Stéphanie vint la trouver pour lui fixer un rendez-vous, Magali jubila.
Le caractère formel de la prise de rendez-vous
était inhabituel et reflétait bien le caractère officiel de cette
rencontre. A l’accoutumé un simple appel suffisait.
Magali se prépara à l’entretien avec le plus grand soin.
Elle établit son argumentaire pour obtenir l’augmentation la plus élevée
possible. S’enflammant toute seule, elle en vint à se préparer à faire une demande exorbitante.
La veille de son rendez-vous avec Stéphanie, en sortant du
bureau, Magali se rendit au rendez-vous qu’elle avait avec Etienne. Il était
ravagé. Non seulement il avait perdu son travail du jour au lendemain, mais en
plus sa femme n’avait pas voulu entendre ses explications sur son licenciement.
Il s’était retrouvé à la rue, avec une
simple valise et engagé dans une procédure de
divorce orageuse, avec la
perspective de la déchéance paternelle.
Magali le rencontrait toutes les semaines et elle était la seule, et
pour cause, à croire à son innocence.
N’ayant pas eu connaissance des courriers signés de Georges
Lambrouille, il gémissait : mais qui donc a pu me faire un coup
pareil ? Stéphanie se garda bien de
l’éclairer sur le sujet et, avec adresse, l’orienta vers l’avenir. Elle était
très habile manipulatrice et Etienne lui vouait une immense confiance. Semaine
après semaine, elle réussissait à le tirer de sa léthargie des premiers jours.
En le quittant, elle avait un sourire de satisfaction sur le travail qu’elle
accomplissait pour lui redonner un nouveau souffle. Il est trop jeune pour ne
pas pouvoir rebondir, se disait-elle. Il pourra toujours me resservir, avec
tout ce qu’il me doit !
Un instant l’idée d’y être allé un peu trop fort lui
traversa l’esprit, Elle la chassa bien vite. On ne fait pas d’omelette sans
casser des œufs se dit-elle. L’objectif valait bien un petit sacrifice.
Le lendemain
En entrant dans le bureau de Stéphanie, Magali était
totalement sûre de son triomphe. Ses espoirs s’effondrèrent en une fraction de
seconde. La directrice générale était assise à sa table de réunion en compagnie
d’une femme d’une quarantaine d’année très élégante et très assurée. Avant même
que la première parole ne fut échangée, Magali eut l’impression que le ciel lui
tombait sur la tête.
Je fais les présentations, dit Stéphanie. Carole, voici ton
adjointe. Elle a participé à tous les travaux de notre plan d’action. Tu
pourras totalement t’appuyer sur elle. Magali, vous avez été très courageuse et
vous avez très bien assuré l’intérim d’Etienne. Voici enfin sa remplaçante.
Vous allez pouvoir souffler. Je compte sur vous pour l’aider à réussir.
Magali suivit le reste de l’entretien dans un état second.
Elle ne se souvint même plus de quoi il avait bien pu être question. Après une
vingtaine de minutes, Stéphanie la libéra. Magali sortit et laissa les deux
femmes en pleine conversation. La seule
chose qu’elle nota était qu’elles se tutoyaient.
Sortant du bureau de Stéphanie, elle passa devant celui de Robert Lancien qui, voyant sa mine
atterrée, la fit entrer. Il referma sa
porte et la fit assoir.
Que se passe-t-il ? demanda-t-il d’un ton paternel.
Magali lui raconta tout ce qui était avouable. Il l’écoutait
avec un sourire entendu.
Rien d’étonnant dit-il, Carole est l’âme damnée de
Stéphanie. Elle la suit de peu dans toutes ses affectations.
Mais pourquoi n’est-elle pas arrivée plus tôt ? demanda
naïvement Magali.
Il fallait qu’une place se libère, lui répondit Robert. Il
aurait été trop dangereux de la mettre sur le poste d’Etienne tout de suite.
Personne n’aurait compris qu’on le débarque pour placer quelqu’un. Etienne s’est usé sur le projet de plan stratégique
et maintenant Carole arrive avec un dossier servi sur un plateau d’argent.
Magali ne comprenait pas. Mais, bafouilla-t-elle, Etienne ne
serait pas parti, s’il n’y avait pas eu cette malencontreuse affaire ?
Mais si ! répondit Robert en riant. L’affaire est
tombée au bon moment pour Stéphanie, mais de toutes les manières Etienne était
condamné depuis le début. Pourquoi crois-tu que personne ne lui a disputé le
dossier ? lui demanda-t-il.
Magali sonnée retourna vers son bureau. Tout ça pour ça, se
dit-elle, découragée.
Elle s’assit à sa table et resta ainsi, les yeux fixes,
durant tout le reste de l’après-midi. Elle ne vit pas passer l’heure et fut
tirée de sa léthargie par la sonnerie du téléphone. Elle fut tentée de ne pas
répondre, mais voyant que c’était un numéro extérieur inconnu qui l’appelait,
elle décrocha par curiosité et entendit :
-
Valentin Laguigne à l’appareil, votre ancien
Directeur Général, vous souvenez vous de moi ?
-
Mais bien-sûr, monsieur, répondit Stéphanie
chaleureusement.
-
Voici, mademoiselle, je vais être rapide. Je
viens de prendre la présidence de la Compagnie Générale Spécialisée, je
constitue mon équipe et je cherche de jeunes talents. Accepteriez-vous que nous
nous rencontrions rapidement ?
-
Mais, bien évidemment, répondit Magali avec
enthousiasme et le rendez-vous fut pris pour le lundi de la semaine suivante.
En raccrochant, Magali resta un long moment la main sur le
combiné. Enfin un peu de morale se dit-elle. Je commençais à ne plus croire en la
justice.