La Galatée est de retour
La Galatée est de
retour.
La nouvelle a couru
du fond de l’arsenal, de rempart en rempart, de rue en rue, de maison en
maison, jusqu’à la demeure de maître Jean.
Elle est passée par
le quartier du port, dans les ruelles étroites aux maisons de marins. Il n’est
pas un foyer qui ne compte un fils, un mari, un cousin ou au moins quelqu’un
que l’on connaît, qui ne soit de l’équipage du navire qui rentre d’une course
lointaine.
Elle s’est arrêtée
au porche de la maison de l’armateur. Le serviteur qui l’amène sait que l’on
n’entre pas dans cette maison sans en respecter la stricte étiquette.
Du fond de
l’horizon, dans la splendeur du soleil levant de ce matin de septembre, il a
reconnu le gréement tant espéré. Ce n’est que lorsqu’il a été sur de lui, à en
mettre la tête sur le billot , qu’il a pris ses jambes à son cou, pour
porter la nouvelle à son maître. Arrivé au porche de la maison, il s’est
arrêté, a repris son souffle, remis ses vêtements en ordre et arrangé sa
coiffure. Aucune circonstance n’autorise le désordre dans la maison gérée par
une main d’acier.
Il s’est présenté au
majordome et a demandé audience à maître Jean. Le majordome l’a toisé et lui a
rappelé que l’on ne dérange pas le maître à l’heure de son premier repas du
jour sans disposer d’un grave motif. Le commis a insisté, il a dit qu’il
mesurait son impudence mais que, malgré tout, il entendait être reçu par le
maître pour un important motif.
Le majordome est
entré dans la grande salle ou maître Jean déjeune en tête-à-tête avec son
épouse. Ils sont chacun de part et autre de la grande table de bois sombre. Les
murs sont lambrissés. Tout rappelle dans cette pièce qu’on est dans la demeure d’un homme de mer. Le majordome
attend qu’on l’autorise à parler. Maître Jean
poursuit son propos. Sa femme l’écoute. Elle ne l’interrompt que
rarement et pour de courtes phrases juste pour montrer sa compréhension et son accord.
Elle ne se force pas pour cela, son approbation est sincère. Jamais elle ne se
risquerait à penser différemment de son mari.
Maître Jean se
tourne vers son majordome, lui faisant ainsi comprendre qu’il peut parler.
« Loïc demande
à vous parler Monsieur. »
Maître Jean ne
demande pas pourquoi. Jamais il ne s’abaisserait à marquer sa curiosité. Il
laisse passer quelques instants, puis répond : « Qu’il entre
donc. »
Loïc est entré. Lui
aussi attend qu’on l’interroge. Maître Jean poursuit son repas. Il sait que la
nouvelle doit être bonne, sinon on aurait attendu qu’il se soit rendu à son
bureau pour la lui annoncer.
Il suppute sans rien
en montrer la teneur de l’annonce qu’il va recevoir. Il jouit de ce moment
d’attente où tout est possible. Il attend avant l’hiver la « Marie
galante », mais surtout la « Galatée », qui compte déjà
soixante-douze jours de retard et dont il n’a plus reçu de nouvelles depuis
huit mois. Il avait alors appris qu’elle avait quitté les rivages d’Afrique.
Depuis plus aucun signe de vie ne lui est parvenu.
La femme de Maître
Jean attend. Elle aimerait vite savoir, mais n’ose pas questionner. Elle sait
que tout signe d’impatiente serait fort mal venu.
Enfin Maître Jean se
décide. « Eh bien mon ami, que se passe-t-il de si urgent ? »
Loïc reprend son
souffle.
« La Galatée est
de retour » dit-il simplement.
Maître Jean ne
bronche pas. Le fleuron de sa flotte qu’il commençait à croire perdu est de
retour. Sa femme a rosi, touchée par l’émotion de la nouvelle.
Maître Jean se
tourne vers elle et lui répète comme si elle n’avait pas entendu :
« La Galatée
est de retour ».
Puis, pour abréger
sa torture, il rajoute « Vous devez avoir à vaquer à vos affaires. Je ne
vous retiens pas ».
La femme remercie,
se lève dignement, s’éloigne à pas comptés comme il se doit pour une dame de sa condition. Elle monte l’escalier en relevant sa longue jupe sombre. Elle
emprunte le couloir de gauche, tape à la deuxième porte et entre sans attendre
la réponse.
Rosemarie est devant
sa psyché. Elle brosse ses longs cheveux blonds en se regardant dans son miroir
comme un juge un accusé. Elle se tourne vers sa mère, le regard interrogatif.
« La Galatée
est de retour » entend-elle simplement.
Le geste de la main
se fige, le temps s’arrête. La Galatée est de retour….. et Jean-Marie est à son
bord.
Il y a deux ans,
presque jour pour jour, il se présentait à la porte de la demeure de Maître
Jean et demandait audience. Il était accompagné d’un témoin et avait été reçu
suivant le rituel préparé.
Maître Jean était
assis dans son salon, sa femme debout derrière lui. Il avait invité son
visiteur à parler.
« Je viens
aujourd’hui vous demander la main de votre fille Rosemarie »
« Monsieur,
l’homme qui épousera ma fille deviendra mon fils, moi qui n’en aie point. Il
deviendra mon successeur et sera à son tour armateur. Avez vous mesuré la
charge qui pèsera sur ses épaules ? »
« J’espère en
être digne et m’efforcerai, chaque jour que Dieu me donnera, de vous prouver
que je le suis » avait répondu Jean-Marie en soutenant le regard du
maître de maison.
« Un bon
armateur se doit d’avoir lui-même parcouru les mers au moins une fois »
avait ajouté Maître Jean.
« La Galatée
part dans trois mois. Si vous le désirez vous embarquerez comme second, et
lorsque vous rentrerez, si vous vous êtes montré digne de notre confiance,
alors oui, vous pourrez épouser ma fille.
Les questions et les
réponses avaient été préparées d’avance et chacun avait récité son rôle comme
convenu.
Durant les trois
mois qui avaient précédé son départ, Jean-Marie avait mené sa cour chaque jour
avec ce qu’il fallait de retenue, mais aussi de chaleur et de gaieté pour à la
fois plaire à la mère et à la fille, ce qui témoignait, à défaut d’autres
qualités, d’un grand sens de la diplomatie.
Rosemarie qui
n’avait pas grande expérience des hommes, et n’en aurait d’ailleurs jamais,
était tombée follement amoureuse de ce mari promis de belle allure et de beau
discours.
La Galatée était
partie le jour prévu, emportant mille rêves dans ses flancs. On avait eu de ses
nouvelles par un navire croisé sur les côtes d’Afrique, puis plus rien depuis
huit mois. Le retour était prévu pour juin. Rosemarie avait compté chaque jour,
traversant des périodes d’espoir, d’abattement et même de colère contre son
père qui avait imposé cette épreuve.
Pour l’instant
Rosemarie sent une immense joie l’envahir. Une immense joie et aussi une grande
appréhension de la vie de femme mariée qui l’attend. Mais il sera bien temps
d’y penser. Pour l’heure Rose Marie veut se joindre à la petite foule qui déjà
doit s’amasser sur les quais.
Elle crie, elle rit,
elle demande qu’on l’aide à vite se préparer. Elle est coiffée, vêtue en un
clin d’œil. Elle dévale l’escalier, mais se reprend à la dernière volée de
marches. Prêt de l’entrée, elle jette un regard sur le grand miroir encadré
accroché au mur. Le miroir saisit au vol l’éclat de ses vingt ans, la plus
belle image qu’aucun miroir ne lui renverra jamais. Elle s’agace d’une mèche
qui dépasse de sa coiffe, se regarde, se sourit et s’en va, sans même sentir la
présence de son père qui l’observe pensif.
Rosemarie a vite
fait de se rendre au port. La Galatée est maintenant bien visible. Elle approche du chenal qui mène aux
embarcadères. La marée montante la porte vers l’entrée du port.
Le capitaine Le
Guenan est à son poste de manœuvre. Il sent
le navire frémir sous lui. Le capitaine
est fier et triste à la fois. Pour la sixième et dernière fois, sous son
commandement, il ramène à bon port le navire qui lui a été confié et qu’il a
mené à l’autre bout du monde. Le capitaine va débarquer pour la dernière fois.
Désormais, c’est lui qui guettera avec sa longue vue les navires qui rentreront
de leurs lointains périples. Pour l’instant il veille à la perfection de sa
dernière manœuvre d’accostage.
Déjà du navire au
port, et du port au navire, on distingue la foule qui attend et l’équipage en pleine effervescence. Chacun dans la foule
cherche à distinguer celui qu’elle a vu partir vingt mois plus tôt. Rose Marie,
comme tous les autres cherche la grande silhouette de Jean-Marie.
Le navire est prêt à
l’accostage. Dans la foule, les cris des uns et des autres surgissent au fur et
à mesure qu’ils reconnaissent leurs fils, maris, frères ou cousins.
Rosemarie cherche
toujours du regard, mais ne trouve rien.
Le navire est à
quai, la passerelle a été jetée. Rose Marie s’avance. Le capitaine Le Guénan la
voit. Elle voit qu’il l’a vue, elle voit son regard qui se détourne. Elle sait
avant qu’on le lui dise. Elle connaît depuis toujours le capitaine, familier de
la maison. Fille de l’armateur, elle se permet le privilège d’emprunter la
passerelle. Elle rejoint le capitaine, ne pose pas de question mais lève son
regard vers lui. Il se penche vers elle, pose sa main sur son épaule. Elle
n’entend que quelques mots :
« Nuit sans
lune………. quatre jours de mer de Montévidéo…….océan démonté…. Il n’a pas vu venir la lame »
Au milieu du vacarme
joyeux, dans la cohue du débarquement, des embrassades, Rosemarie s’est retirée
en elle-même. Le miroir ne verra plus jamais l’éclat de son regard, la gaieté
de ses vingt ans.
Rose Marie est
rentrée chez elle sans vraiment réaliser ce qu’elle faisait, le visage calme,
le regard vide. Lorsqu’elle a franchi le seuil, sa mère a compris sans même
avoir posé une question. Elle a pris son enfant dans ses bras et alors toutes
deux ont pleuré.
De son bureau,
Maître Jean a entendu les pleurs. Lui non plus n’a pas eu besoin
d’explications.
Plus tard, il est
allé au port et a reçu le capitaine Le Guénan qui lui a rendu compte de son
périple. Il a tout expliqué, les achats, les ventes, les escales, les
réparations qui l’ont retardé aux Amériques et puis enfin la dernière question.
« Que s’est-il
passé ? »
Vingt mois plus tôt,
juste avant le départ de la Galatée, Maître Jean avait reçu le capitaine et lui
avait dit :
« Je te confie
Jean-Marie. Il prétend devenir mon gendre. La mer ne pardonne pas aux
tricheurs. Si c’est un homme ramène le moi. Il sera mon fils et gouvernera ma
maison. S’il n’en est pas un, perd le quelque part d’où il ne pourra jamais
revenir »
Le capitaine
répond :
« Nuit sans lune………ivre
mort ……esclave noire tirée du fond de la cale…. quatre jours de mer de
Montevideo…….océan démonté…. Je l’ai
appelé à la maneuvre…. Il n’a pas vu venir la lame…………n’avait pas la moindre
chance » .
Maître Jean n’a fait
aucun commentaire. Quand ils se sont quittés leur poignée de main a été un peu
plus longue que d’habitude.
Plus tard Rosemarie
s’est mariée. Elle a donné trois fils et une fille à un homme pour qui elle n’a
jamais éprouvé plus que de l’estime. Elle l’a épaulé de son mieux, occupant une
place infiniment plus grande que celle de sa mère dans la conduite des
affaires. Durant toutes ces années, lorsqu’elle sortait de la maison, le miroir
inchangé lui renvoyait l’image d’une femme stricte et sévère au regard bleu
intimidant. Elle n’a pas vécu pour être heureuse, mais pour porter haut
l’orgueil de sa maison.
Au fond d’elle a
subsisté une part de rêve que personne ne connaissait. Au fil des ans,
Jean-Marie est devenu plus beau, plus intelligent, plus spirituel qu’il ne
l’avait jamais été de son vivant.
Au soir de sa vie,
Rosemarie a porté en terre le mari que son père lui avait donné. Elle s’est
surprise à éprouver un vague chagrin . Un moment, elle s’est demandé si celui
qui l’avait accompagnée plus de trente cinq ans
ne valait pas, finalement, le fantôme connu l’espace d’un printemps.
Elle a failli comprendre l’erreur de sa vie, puis s’est reprise, a chassé
l’insupportable idée, et a recomposé son personnage d’acier.
Lorsqu’elle s’est
éteinte, avec elle a disparu le dernier souvenir que Jean-Marie avait laissé
sur terre. Son âme libérée a rejoint l’enfer qui l’attendait.
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