vendredi 19 décembre 2014

La Galatée est de retour

La Galatée est de retour


La Galatée est de retour.
La nouvelle a couru du fond de l’arsenal, de rempart en rempart, de rue en rue, de maison en maison, jusqu’à la demeure de maître Jean.
Elle est passée par le quartier du port, dans les ruelles étroites aux maisons de marins. Il n’est pas un foyer qui ne compte un fils, un mari, un cousin ou au moins quelqu’un que l’on connaît, qui ne soit de l’équipage du navire qui rentre d’une course lointaine.
Elle s’est arrêtée au porche de la maison de l’armateur. Le serviteur qui l’amène sait que l’on n’entre pas dans cette maison sans en respecter la stricte étiquette.
Du fond de l’horizon, dans la splendeur du soleil levant de ce matin de septembre, il a reconnu le gréement tant espéré. Ce n’est que lorsqu’il a été sur de lui, à en mettre la tête sur le billot , qu’il a pris ses jambes à son cou, pour porter la nouvelle à son maître. Arrivé au porche de la maison, il s’est arrêté, a repris son souffle, remis ses vêtements en ordre et arrangé sa coiffure. Aucune circonstance n’autorise le désordre dans la maison gérée par une main d’acier.
Il s’est présenté au majordome et a demandé audience à maître Jean. Le majordome l’a toisé et lui a rappelé que l’on ne dérange pas le maître à l’heure de son premier repas du jour sans disposer d’un grave motif. Le commis a insisté, il a dit qu’il mesurait son impudence mais que, malgré tout, il entendait être reçu par le maître pour un important motif.
Le majordome est entré dans la grande salle ou maître Jean déjeune en tête-à-tête avec son épouse. Ils sont chacun de part et autre de la grande table de bois sombre. Les murs sont lambrissés. Tout rappelle dans cette pièce qu’on est dans  la demeure d’un homme de mer. Le majordome attend qu’on l’autorise à parler. Maître Jean  poursuit son propos. Sa femme l’écoute. Elle ne l’interrompt que rarement et pour de courtes phrases juste pour montrer sa compréhension et son accord. Elle ne se force pas pour cela, son approbation est sincère. Jamais elle ne se risquerait à penser différemment de son mari.
Maître Jean se tourne vers son majordome, lui faisant ainsi comprendre qu’il peut parler.
« Loïc demande à vous parler Monsieur. »
Maître Jean ne demande pas pourquoi. Jamais il ne s’abaisserait à marquer sa curiosité. Il laisse passer quelques instants, puis répond : « Qu’il entre donc. »
Loïc est entré. Lui aussi attend qu’on l’interroge. Maître Jean poursuit son repas. Il sait que la nouvelle doit être bonne, sinon on aurait attendu qu’il se soit rendu à son bureau pour la lui annoncer.
Il suppute sans rien en montrer la teneur de l’annonce qu’il va recevoir. Il jouit de ce moment d’attente où tout est possible. Il attend avant l’hiver la « Marie galante », mais surtout la « Galatée », qui compte déjà soixante-douze jours de retard et dont il n’a plus reçu de nouvelles depuis huit mois. Il avait alors appris qu’elle avait quitté les rivages d’Afrique. Depuis plus aucun signe de vie ne lui est parvenu.
La femme de Maître Jean attend. Elle aimerait vite savoir, mais n’ose pas questionner. Elle sait que tout signe d’impatiente serait fort mal venu.
Enfin Maître Jean se décide. « Eh bien mon ami, que se passe-t-il de si urgent ? »
Loïc reprend son souffle.
« La Galatée est de retour » dit-il simplement.
Maître Jean ne bronche pas. Le fleuron de sa flotte qu’il commençait à croire perdu est de retour. Sa femme a rosi, touchée par l’émotion de la nouvelle.
Maître Jean se tourne vers elle et lui répète comme si elle n’avait pas entendu :
« La Galatée est de retour ».
Puis, pour abréger sa torture, il rajoute « Vous devez avoir à vaquer à vos affaires. Je ne vous retiens pas ».
La femme remercie, se lève dignement, s’éloigne à pas comptés comme il se doit pour une dame  de sa condition. Elle monte l’escalier   en relevant sa longue jupe sombre. Elle emprunte le couloir de gauche, tape à la deuxième porte et entre sans attendre la réponse.
Rosemarie est devant sa psyché. Elle brosse ses longs cheveux blonds en se regardant dans son miroir comme un juge un accusé. Elle se tourne vers sa mère, le regard interrogatif.
« La Galatée est de retour » entend-elle simplement.
Le geste de la main se fige, le temps s’arrête. La Galatée est de retour….. et Jean-Marie est à son bord.          
Il y a deux ans, presque jour pour jour, il se présentait à la porte de la demeure de Maître Jean et demandait audience. Il était accompagné d’un témoin et avait été reçu suivant le rituel préparé.
Maître Jean était assis dans son salon, sa femme debout derrière lui. Il avait invité son visiteur à parler.
« Je viens aujourd’hui vous demander la main de votre fille Rosemarie »
« Monsieur, l’homme qui épousera ma fille deviendra mon fils, moi qui n’en aie point. Il deviendra mon successeur et sera à son tour armateur. Avez vous mesuré la charge qui pèsera sur ses épaules ? »
« J’espère en être digne et m’efforcerai, chaque jour que Dieu me donnera, de vous prouver que je le suis »  avait répondu Jean-Marie en soutenant le regard du maître de maison. 
« Un bon armateur se doit d’avoir lui-même parcouru les mers au moins une fois » avait ajouté Maître Jean.
« La Galatée part dans trois mois. Si vous le désirez vous embarquerez comme second, et lorsque vous rentrerez, si vous vous êtes montré digne de notre confiance, alors oui, vous pourrez épouser ma fille.
Les questions et les réponses avaient été préparées d’avance et chacun avait récité son rôle comme convenu.
Durant les trois mois qui avaient précédé son départ, Jean-Marie avait mené sa cour chaque jour avec ce qu’il fallait de retenue, mais aussi de chaleur et de gaieté pour à la fois plaire à la mère et à la fille, ce qui témoignait, à défaut d’autres qualités, d’un grand sens de la diplomatie.
Rosemarie qui n’avait pas grande expérience des hommes, et n’en aurait d’ailleurs jamais, était tombée follement amoureuse de ce mari promis de belle allure et de beau discours.
La Galatée était partie le jour prévu, emportant mille rêves dans ses flancs. On avait eu de ses nouvelles par un navire croisé sur les côtes d’Afrique, puis plus rien depuis huit mois. Le retour était prévu pour juin. Rosemarie avait compté chaque jour, traversant des périodes d’espoir, d’abattement et même de colère contre son père qui avait imposé cette épreuve. 
Pour l’instant Rosemarie sent une immense joie l’envahir. Une immense joie et aussi une grande appréhension de la vie de femme mariée qui l’attend. Mais il sera bien temps d’y penser. Pour l’heure Rose Marie veut se joindre à la petite foule qui déjà doit s’amasser sur les quais.
Elle crie, elle rit, elle demande qu’on l’aide à vite se préparer. Elle est coiffée, vêtue en un clin d’œil. Elle dévale l’escalier, mais se reprend à la dernière volée de marches. Prêt de l’entrée, elle jette un regard sur le grand miroir encadré accroché au mur. Le miroir saisit au vol l’éclat de ses vingt ans, la plus belle image qu’aucun miroir ne lui renverra jamais. Elle s’agace d’une mèche qui dépasse de sa coiffe, se regarde, se sourit et s’en va, sans même sentir la présence de son père qui l’observe pensif.
Rosemarie a vite fait de se rendre au port. La Galatée est maintenant bien  visible. Elle approche du chenal qui mène aux embarcadères. La marée montante la porte vers l’entrée du port.
Le capitaine Le Guenan est à son poste de manœuvre.  Il sent le navire frémir sous  lui. Le capitaine est fier et triste à la fois. Pour la sixième et dernière fois, sous son commandement, il ramène à bon port le navire qui lui a été confié et qu’il a mené à l’autre bout du monde. Le capitaine va débarquer pour la dernière fois. Désormais, c’est lui qui guettera avec sa longue vue les navires qui rentreront de leurs lointains périples. Pour l’instant il veille à la perfection de sa dernière manœuvre d’accostage.
Déjà du navire au port, et du port au navire, on distingue la foule qui attend et l’équipage  en pleine effervescence. Chacun dans la foule cherche à distinguer celui qu’elle a vu partir vingt mois plus tôt. Rose Marie, comme tous les autres cherche la grande silhouette de Jean-Marie.
Le navire est prêt à l’accostage. Dans la foule, les cris des uns et des autres surgissent au fur et à mesure qu’ils reconnaissent leurs fils, maris, frères ou cousins.
Rosemarie cherche toujours du regard, mais ne trouve rien.
Le navire est à quai, la passerelle a été jetée. Rose Marie s’avance. Le capitaine Le Guénan la voit. Elle voit qu’il l’a vue, elle voit son regard qui se détourne. Elle sait avant qu’on le lui dise. Elle connaît depuis toujours le capitaine, familier de la maison. Fille de l’armateur, elle se permet le privilège d’emprunter la passerelle. Elle rejoint le capitaine, ne pose pas de question mais lève son regard vers lui. Il se penche vers elle, pose sa main sur son épaule. Elle n’entend que quelques mots :
« Nuit sans lune………. quatre jours de mer de Montévidéo…….océan  démonté…. Il n’a pas vu venir la lame »
Au milieu du vacarme joyeux, dans la cohue du débarquement, des embrassades, Rosemarie s’est retirée en elle-même. Le miroir ne verra plus jamais l’éclat de son regard, la gaieté de ses vingt ans.
Rose Marie est rentrée chez elle sans vraiment réaliser ce qu’elle faisait, le visage calme, le regard vide. Lorsqu’elle a franchi le seuil, sa mère a compris sans même avoir posé une question. Elle a pris son enfant dans ses bras et alors toutes deux ont pleuré.
De son bureau, Maître Jean a entendu les pleurs. Lui non plus n’a pas eu besoin d’explications.
Plus tard, il est allé au port et a reçu le capitaine Le Guénan qui lui a rendu compte de son périple. Il a tout expliqué, les achats, les ventes, les escales, les réparations qui l’ont retardé aux Amériques et puis enfin la dernière question.
« Que s’est-il passé ? »
Vingt mois plus tôt, juste avant le départ de la Galatée, Maître Jean avait reçu le capitaine et lui avait dit :
« Je te confie Jean-Marie. Il prétend devenir mon gendre. La mer ne pardonne pas aux tricheurs. Si c’est un homme ramène le moi. Il sera mon fils et gouvernera ma maison. S’il n’en est pas un, perd le quelque part d’où il ne pourra jamais revenir »
Le capitaine répond :
« Nuit sans lune………ivre mort ……esclave noire tirée du fond de la cale…. quatre jours de mer de Montevideo…….océan  démonté…. Je l’ai appelé à la maneuvre…. Il n’a pas vu venir la lame…………n’avait pas la moindre chance » .
Maître Jean n’a fait aucun commentaire. Quand ils se sont quittés leur poignée de main a été un peu plus longue que d’habitude.
Plus tard Rosemarie s’est mariée. Elle a donné trois fils et une fille à un homme pour qui elle n’a jamais éprouvé plus que de l’estime. Elle l’a épaulé de son mieux, occupant une place infiniment plus grande que celle de sa mère dans la conduite des affaires. Durant toutes ces années, lorsqu’elle sortait de la maison, le miroir inchangé lui renvoyait l’image d’une femme stricte et sévère au regard bleu intimidant. Elle n’a pas vécu pour être heureuse, mais pour porter haut l’orgueil de sa maison.
Au fond d’elle a subsisté une part de rêve que personne ne connaissait. Au fil des ans, Jean-Marie est devenu plus beau, plus intelligent, plus spirituel qu’il ne l’avait jamais été de son vivant.
Au soir de sa vie, Rosemarie a porté en terre le mari que son père lui avait donné. Elle s’est surprise à éprouver un vague chagrin . Un moment, elle s’est demandé si celui qui l’avait accompagnée plus de trente cinq ans  ne valait pas, finalement, le fantôme connu l’espace d’un printemps. Elle a failli comprendre l’erreur de sa vie, puis s’est reprise, a chassé l’insupportable idée, et a recomposé son personnage d’acier.

Lorsqu’elle s’est éteinte, avec elle a disparu le dernier souvenir que Jean-Marie avait laissé sur terre. Son âme libérée a rejoint l’enfer qui l’attendait.                    

mercredi 17 décembre 2014

Le crime était parfait

Le crime était (vraiment) parfait
Le commissaire Cataleau, la mine gourmande, tendit pour la troisième fois son assiette à son
épouse, qui le regardait d’un air faussement sévère :
- Ce n’est pas possible ! Cet homme est un puits sans fond ! dit-elle, comme si elle
s’adressait à un témoin horrifié de la voracité de son époux.
Prenant la mine résignée, elle lui resservit une dernière paupiette, accompagnée d’une portion
de tagliatelles.
- C’est tout ? se plaignit-il.
- C’est tout ! C’est tout ! Tu en as déjà mangé cinq de paupiettes ! Ils peuvent courir les
bandits ! Ce n’est pas le commissaire Cataleau qui va les rattraper !
De fait, Roger Cataleau ne présentait pas une allure spécialement sportive. Il était sauvé par sa
stature, plus d’un mètre quatre vingt cinq, mais la balance, qu’il accusait de dérèglements, lui
attribuait régulièrement ses cent dix kilos.
- Et avec ça, qu’est-ce que tu nous a prévu comme dessert ? demanda-t-il sans vergogne.
Après la bordée de protestations d’usage, Thérèse lui servit une bonne portion de la tarte aux
fraises qu’il avait entraperçue dans le frigo en rentrant de sa matinée de travail.
Sur le coup des deux heures, le commissaire reprit le chemin du travail d’un pas un peu trop
lourd. Fort heureusement les Cataleau habitaient à une demi-heure à pied  du commissariat ;
trajet que Roger accomplissait quatre fois par jour, ce qui l’avait pour l’instant sauvé des
conséquences  néfastes  de ses écarts alimentaires.
Lorsqu’il arriva au commissariat, il fut aussitôt interpellé par l’inspecteur Frenaut
- Commissaire ! Nous avons un mort sur les bras !
- Un crime ?
- Je ne sais pas. C’est un mort étrange !
- Venez m’expliquer ça, demanda le commissaire en conduisant l’inspecteur vers son
bureau.
Une fois installé, Frenaut fit son rapport.
- Ca c’est passé ce matin au marché, sur le coup des midi. Les témoins ont vu courir un
homme corpulent, totalement écarlate, qui avait les yeux qui lui sortaient de la tête. Il
paraissait totalement affolé. A la hauteur de la boucherie Gras double, il a soudain poussé
un grand cri et  s’est effondré raide mort. Le docteur Sauvet qui passait par là n’a pu que
constater le décès.
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- Rien n’indique que ce ne soit pas une mort naturelle, fit remarquer le commissaire avec
bon sens.
En effet, reprit l’inspecteur. Cependant la suite est troublante.
Alléché, le commissaire se pencha sur son bureau.
- Quelques minutes après le décès, une femme est arrivée sur la scène du drame. D’après les
témoins, elle paraissait totalement insensible. Elle s’est approchée du corps, a appuyé son
pied sur lui et a annoncé d’une voix totalement froide : « C’est mon mari ! ».
- Peut-être n’est elle pas très démonstrative, hasarda le commissaire.
- Le pire, reprit l’inspecteur, est que le docteur Sauvet est précisément le médecin de
famille du couple.
- Oh !
- Et il n’a même pas reconnu son patient !
- Comment cela est-il possible ?
- Je n’en sais rien. Lorsqu’il a vu la femme, il l’a parfaitement reconnue, mais il lui a fallu
un moment pour constater que le mort n’était autre que son mari.
- Tout ceci est bien étrange. Connaît-on la raison exacte du décès ?
- Arrêt cardiaque.
Le commissaire rit :
- Nous voilà renseignés !
L’inspecteur, un peu vexé reprit :
- Compte tenu des circonstances, j’ai pris l’initiative de demander une autopsie.
- Très bien mon garçon ! le félicita le commissaire, un rien paternaliste. Je crois que nous
devons conduire une petite enquête de voisinage. Allez voir la concierge de leur
immeuble. Glanez ce que vous pouvez sur le couple. De mon côté, je vais voir le médecin.
Mais au fait, comment s’appelait le défunt ?
- Georges Galtier , et sa femme Alice, née Clérembart. 
Les deux policiers se séparèrent. Il ne fallut qu’un quart d’heure à Cataleau pour se rendre au
cabinet du docteur Seringue. Celui ci le reçut entre deux consultations.
- Que puis-je pour vous monsieur le commissaire ?
- Vous avez été le premier témoin du décès de Monsieur Galtier. C’était votre patient
paraît-il et vous ne l’avez même pas reconnu ! Pouvez vous m’expliquer ça, docteur ?
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- En effet, j’ai été fort surpris. Il faut tout de même que je vous précise que les époux
Galtier étaient bien mes patients, mais je n’avais plus vu Monsieur depuis une bonne paire
d’années.
- Tout de même, on ne change pas tant en deux ans ! fit remarquer le commissaire.
- C’est ce que je pensais le corrigea le docteur. La dernière fois que j’ai reçu Georges
Galtier, c’était un homme dans la force de l’âge, vigoureux et en pleine santé, à part la
grippe qu’il avait attrapée.
- Et alors ?
- L’homme qui est tombé dans la rue était méconnaissable, énorme, apoplectique, rouge, le
nez comme une fraise, défiguré ! Une horreur !
- Comment expliquez vous ça ?
- Je ne l’explique pas ! Je n’avais jamais vu un homme défiguré à ce point en si peu de
temps.
- Diriez vous qu’il pourrait avoir été empoisonné ?
- C’est la question que je me suis posée. Seule une analyse sérieuse pourrait y répondre. 
- Revenons à ce que vous m’expliquiez. Vous ne l’aviez donc plus vu depuis deux ans. Et
avant, venait-il souvent ?
- Souvent, non, on ne peut pas dire. C’est le genre de client qu’on voit trois ou quatre fois
par an.
- Que savez vous d’autre sur lui ?
- A ma connaissance c’était un homme assez aisé. Il n’exerçait pas de profession bien
définie, mais faisait des placements, du négoce de matières premières. Il travaillait de chez
lui.
- Le couple avait-il des enfants ?
- Non, mais c’était une seconde noce. Il avait déjà été marié, mais je n’ai jamais su s’il avait
des enfants.  Si vous voulez en savoir plus, vous pouvez vous adresser à Maître
Grossouvre, qui était son notaire.
- Comment le savez vous ?
- C’est également le mien et j’avais rencontré Galtier dans la salle d’attente.
A près avoir tiré tous les renseignements qu’il pouvait, le commissaire rendit Sauvet à ses
patients. Il tenta de rencontrer le notaire, mais celui ci était en déplacement. Il prit rendez vous
pour le lendemain matin et retourna au commissariat.
En fin d’après midi, il fut rejoint par l’inspecteur Frenaut, qui entreprit aussitôt  de lui relater
ses découvertes.
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- Ils habitent dans leur immeuble depuis dix ans. La concierge n’a pas été difficile à faire
parler !
- Votre charme naturel a joué, l’interrompit Cataleau, un rien sarcastique.
L’inspecteur prit le compliment au premier degré.
- Elle n’est pas vilaine, reconnut-il.
Puis se reprenant :
- Le défunt se présentait comme négociant. Apparemment, l’appartement est grand et il
avait aménagé une pièce en bureau. Le couple menait une vie normale jusque il y a à peu
près deux ans. Les Galtier recevaient, sortaient, puis soudain il s’est passé quelque chose.
Ils ont cessé de recevoir des visites, lui est sorti de moins en moins et il s’est mis à grossir
de manière démesurée.
- La concierge a-t-elle une explication ? demanda Cataleau.
- Rien de bien précis, à son grand regret, mais elle m’a indiqué les lieux qu’il fréquentait
avant de cesser de sortir.
- Comment le savait-elle ?
- C’est la femme Galtier qui le lui a dit. Apparemment, elle était très jalouse et se plaignait
de le voir trop sortir.
- Intéressant, souligna le commissaire. Faites moi voir vos notes. Tiens, le notaire ! Nous y
revoilà !
Il se pencha sur les gribouillis de l’inspecteur et cocha les noms.
- Demain, je vois le notaire et la brasserie « La rivière d’argent » qu’il fréquentait
assiduiment. Faites les autres. Quand aurons-nous le rapport d’autopsie ?
- Demain après midi.
Les deux hommes se quittèrent.
Le lendemain matin à 9 H 00 le commissaire était dans le bureau du notaire. Après avoir
exposé les motifs de sa visite, Cataleau commença son interrogatoire. Le notaire paraissait
mal à l’aise.
- Je suis troublé, monsieur le commissaire, vraiment troublé.
- Et pourquoi donc ?
- L’évolution de mon client était curieuse. Jusque il y a  peut-être deux ans, il paraissait tout
à fait normal.
- Et alors ?
- Bizarrement, il est venu me  trouver et m’a fait souscrire pour son compte une assurance
décès très importante au bénéfice de sa femme.
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- Combien ?
- Deux millions de francs.
- Mazette ! laissa échapper le commissaire.
- Par ailleurs, il m’a fait transférer le maximum de liquidités sur ses comptes à elle.
- Combien ?
- Cinq cent mille francs, a peu près.
- Et encore.
- Il a établi un testament en sa faveur pour le maximum de la part non réservée aux enfants.
- Combien ?
- Un bon million de francs.
- La voilà riche, donc ! Avait-elle déjà du patrimoine.
- Rien en l’épousant. C’est moi qui ai fait le contrat de mariage.
- Vous paraissait-il sous la contrainte lorsqu’il a fait ces actes ?
- Je ne saurais pas vraiment le dire, mais il ne paraissait pas enthousiaste.
- La connaissez vous elle même ?
- Assez peu. C’est lui qui venait me voir. Je l’ai connue au moment de leur mariage.
- Que faisait- elle à ce moment là ?
- Elle était infirmière. Elle a arrêté de travailler lorsqu’ils se sont mariés, il y a une dizaine
d’année.
- Avez-vous beaucoup vu Monsieur Galtier ces derniers temps ?
- Non, il se faisait de plus en plus rare et il a connu une telle transformation physique. Je
pense qu’il est tombé malade.
- Avant l’assurance et le testament ?
- Non, quelques mois après. Puis-je vous demander commissaire de quoi il est mort ?
- Nous ne le savons pas encore, Maître. L’autopsie est en cours.
Ayant glané ces renseignements, le commissaire prit congé du notaire. Il décida de repasser
par le commissariat avant de poursuivre ses investigations. L’inspecteur l’attendait tout excité.
- Commissaire, j’ai du neuf !
- Quoi donc ?
- Il semble que la victime ait entretenu une relation adultérine pendant au moins un an.
- Avec qui ?
- Je n’ai pas réussi à savoir. Mais la liaison aurait cessé, il y a environ deux ans.
- Tout se recoupe ! Que savez vous précisément ?
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- Il semble qu’il prenait prétexte de déplacements d’affaires, mais qu’il n’allait que cinq
rues plus loin pour passer la nuit avec sa maîtresse à la brasserie de « La rivière d’argent »
- Il passait la nuit à la brasserie ? s’étonna le commissaire.
- C’est une brasserie, qui fait aussi hôtel, le rassura Frenaut.
- Ouf ! j’ai craint le pire ! soupira Cataleau.
Frenaut se demanda ce que le commissaire avait imaginé, mais n’osa pas poser la question.
   
A onze heures le commissaire était à la brasserie. Il n’eut pas de mal à convaincre le patron de
venir s’installer à une table un peu isolée pour pouvoir discuter tranquillement. Grand prince,
le tenancier lui offrit même un apéritif que Cataleau n’eut pas le cœur de refuser, sous le
vaseux prétexte de ne pas rompre le précieux lien de confiance établi avec un témoin clé. 
Le fait est que la méthode réussit, car ce dernier ne fit pas de difficultés pour se mettre à table.
- Le Georges ! Ah ! Quel gaillard ! Quel tempérament ! Il retrouvait tous les jeudis la
Simone. Je leur louais la chambre 4. Ils faisaient un tintamarre !
- Simone comment ?
- Simone Galapiat !
- La morte ? La femme du boucher ? Celle que son mari a égorgée il y a six mois ?
- Ben oui ! Ca devait bien arriver avec la vie qu’elle menait. Il était fou de jalousie. Le jour
ou la boulangère l’a dénoncée, son sang n’a fait qu’un tour et il a zigouillé sa femme et
son amant, le boulanger.
- Jusqu’à quand a duré la liaison entre Georges et Simone ?
- Jusqu’à ce que sa femme ait découvert le pot au rose.
- Comment a-t-elle fait ?
- Je pense que quelqu’un a du l’informer. Il ne se cachait même pas. Elle ne pouvait pas ne
pas l’apprendre. Un soir, elle est arrivée à la brasserie et elle est montée directement à la
chambre. Elle avait une canne à la main. On a entendu des cris  et des noms d’oiseaux. il
est ressorti en tenant son pantalon à deux mains avec sa femme qui le poursuivait en lui
donnant des coups de canne sur la tête.
- Et après ?
- Je ne sais pas s’il a eu honte, mais il n’est plus jamais revenu.
- Et Simone ?
- Pas plus impressionnée que ça. Elle riait en sortant. La semaine suivante, elle arrivait avec
un nouveau.
- Et alors ?
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- Avec lui ça a duré un an, puis ensuite il y a eu le boulanger et la fin que vous connnaissez.
- Donc, ça fait combien de temps de cette affaire ?
- Un peu plus de deux ans, je dirais.
- Mais qu’est-ce qu’elle pouvait bien raconter à son mari la Simone pour s’absenter ainsi
tous les jeudis soirs ?
- Elle était complice avec une vieille tante, qu’elle était supposée aller voir toutes les
semaines ! C’est un miracle que son mari l’ait crue aussi longtemps.
- Avait-elle peur de lui ?
- Oui, très peur ! C’était vraiment un violent ! Mais je crois que la peur doublait son plaisir !          
Cataleau se crut obligé d’offrir lui aussi sa tournée. Une heure après il connaissait tout de la
vie tourmentée de Simone Galapiat, qui l’avait inéluctablement conduite vers sa fin tragique.
Après le déjeuner, qu’il prit chez lui comme à son habitude, le commissaire retrouva
l’inspecteur Frenaut au bureau. Leurs échanges de renseignements les conduisirent vers la
seule solution qui s’imposait.
- Récapitulons, dit Cataleau, plus pour lui même que pour son adjoint, nous avons un
mobile, la jalousie ; nous avons le principal bénéficiaire du décès, la veuve avec son
assurance vie et son testament. Tout converge pour penser que Thérèse Galtier a pris une
part active dans la disparition de son mari. Il ne nous reste plus qu’à savoir comment et
l’affaire est résolue. Une des plus faciles de ma carrière. Jamais un assassin ne s’était
autant découvert. Allons voir le médecin légiste et nous n’aurons plus qu’à faire venir la
dame et la cuisiner. On va passer pour des fins limiers à peu de frais !
Les deux policiers sautèrent dans une voiture de service et se dirigèrent vers la morgue. Au fil
des ans et des affaires, ils avaient appris à connaître le médecin légiste et à avoir une grande
confiance dans ses jugements.
- Alors docteur, comment nous l’a-t-on tué ce client ?
- Il s’est tué tout seul, je le crains, répondit le toubib.
- Comment ça ?
- Crise cardiaque liée à une très mauvaise hygiène de vie. Notre gaillard mangeait trop et ne
pratiquait aucun exercice. Je n’ai jamais vu un taux de cholestérol pareil. Le cœur était
noyé dans la graisse et les muscles atrophiés.
- Etes -vous sur qu’il n’a pas été empoisonné ?
- Aussi sur qu’on peut l’être, j’ai vérifié tout les poisons classiques, comme l’arsenic et tout
ce que l’humanité a pu créer pour se détruire. Mais pourquoi tenez vous absolument à ce
qu’il ait été tué ?
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- Sa veuve paraissait très satisfaite !
Le docteur s’esclaffa :
- Si on devait arrêter toutes les veuves joyeuses, il faudrait en construire des prisons !
- Oui, mais dans son cas c’est un décès qui  rapporte gros à la veuve, assurance, héritage en
sa faveur. Pour ceux qui n’ont pas peur, elle devient un bon parti !
- Vous faites bien de me prévenir plaisanta le médecin . Je crois que je vais garder ma
femme. Elle crie, mais elle n’est pas vraiment dangereuse !
- Docteur, pouvez vous approfondir vos investigations, je voudrais vraiment en avoir le
cœur net.
- Je veux bien poursuivre, répondit le médecin après un moment de réflexion, mais
pourquoi ne lui demandez vous pas tout simplement comment elle s’y est pris ?
- C’est une idée, répondit songeur le commissaire. Combien de temps vous faut-il pour
poursuivre vos analyse ?
- Dans cinq jours, j’aurai testé tout ce qui peut être connu comme substance nocive.
Les deux policiers quittèrent le médecin légiste, fort marris des résultats de l’autopsie.
- Je crois que je vais convoquer la veuve, annonça Cataleau.
- Il faut faire attention, commissaire, le prévint Filoche. Si vous accusez une pauvre veuve
et qu’elle se révèle innocente, vous allez avoir votre tête dans tous les journaux pour
incarner le salaud de service !
- J’irai en douceur, le rassura le commissaire.
Le soir même un courrier partait pour la veuve, la convoquant comme témoin pour le mardi
suivant. Le matin même de l’audition, le commissaire reçut le rapport complémentaire du
médecin légiste, tout aussi négatif que le premier et qui le laissa sur sa faim.
La veuve était une belle femme, vétue de noir et portant un air d’autorité qui aurait
désarçonné des gaillards moins aguerris que le commissaire. Elle ne manifestait pas le
moindre signe de chagrin.
Cataleau choisit d’attaquer sur un ton humain.
- Chère madame, je suis désolé de devoir vous distraire de votre chagrin et je vous présente
mes plus sincères condoléances. Néammoins, je dois vous poser quelques petites
questions rapides pour boucler mon dossier.
- Gardez vos condoléances et ne croyez surtout pas que je suis chagrinée, le coupa la veuve.    
Un peu interloqué, le commissaire resta quelques instants sans voix. Il réfléchit un moment
puis décida de prendre le risque d’attaquer Thérèse Galtier veuve de front.
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- Je voudrais que vous soyez consciente Madame que tout ce que vous allez dire désormais
pourra être retenu contre vous ?
- Retenez, retenez ! rétorqua la femme, un rien sarcastique.
- Madame, nous avons mené des investigations sur les circonstances qui ont précédé la mort
de votre mari. Vous aviez toutes les raisons de lui en vouloir. Il vous a trompée pendant
un an au vu et au su de tout le quartier. Sa disparition est pour vous une excellente affaire.
Vous êtes une veuve riche !
- Suggéreriez-vous commissaire que je suis pour quelque chose dans la mort de mon mari ?
Le commissaire recula  prudemment :
- Je ne suggère rien, je ne fais que constater l’évidence. Votre attitude confirme que son
décès ne constitue pas une perte pour vous.
- Certes pas. Je n’ai jamais entendu dire que le chagrin  soit obligatoire.
- Loin de moi l’idée de le suggérer, la rassura le commissaire. Avouez cependant que la
situation est troublante.
La veuve resta un moment silencieuse, puis reprit la parole.
- Je vais vous faire gagner du temps commissaire.
- Et comment ça ?
- Soyons clair, j’ai tué mon mari.
- Je vous ai prévenu madame que tout ce que vous dites peut être retenu contre vous.
- Non seulement je l’ai tué, mais en plus je vais profiter tranquillement de mon héritage et
de l’assurance de ce salaud.
- Expliquez moi ça, madame.
- Tout a commencé il y a deux ans. La concierge m’a appris  ce que tout le quartier savait
déjà.
- Vous ne vous en doutiez pas ?
- Je n’avais pas envie de le voir. J’ai bien été obligée d’accepter la réalité.
- Vous vous êtes donc rendue à la brasserie ou il rencontrait sa maîtresse.
- Je vois que vous êtes au courant. J’étais folle de colère et le pire c’est la manière dont ce
lâche a accepté de se faire traîner dans la rue. J’avais honte pour lui.
- Et alors ?
- De ce jour je l’ai pris en haine et j’ai décidé de le supprimer.
- Vous avez été longue.
- Oui, mais je ne voulais pas être cocu deux fois. Je voulais de l’argent et ne pas encourir
les foudres de la justice.
10
Le commissaire leva les sourcils surpris.
- Je l’ai enfermé à la maison.
- Comment avez vous fait.
- Je l’ai menacé d’aller le dénoncer au mari de sa maîtresse. Il en avait une trouille bleue. Il
avait bien raison d’ailleurs, quand on voit ce qu’il est advenu après.
- Et ensuite ?
- Je lui ai fait faire son testament et je lui ai fait prendre une assurance décès.
- Ca ne l’a pas inquiété ?
- Si, mais je lui ai expliqué qu’il était tranquille pour au moins un an, sinon l’assurance ne
marchait pas. Je lui ai laissé le choix entre se faire écorcher vif tout de suite par le boucher
ou rester à ma merci.
- Ce n’était pas vraiment un choix !
- Effectivement ! avoua-t- elle avec un rictus mauvais.
- Je ne comprends toujours pas comment vous l’avez tué.
- Avec une fourchette ! mon cher commissaire.
- Je ne saisis pas.
- Je l’avais à ma merci. J’ai commencé à le gaver comme une oie. Je lui ai préparé les plats
les plus lourds, les plus gras ! J’en ai mis du saindoux, de la graisse de canard, du sucre.
Ce porc, qui s’ennuyait à mourir mais n’osait pas sortir, y prenait goût à mes petits plats
que je lui préparais haineusement. Chaque fois que je rajoutais une cuillère de crème
fraîche, je me disais que son enfer approchait.
- A-t-il appris l’affreuse mort de son ancienne maîtresse
- Oui, mais il était déjà trop tard pour lui. Le boucher a été arrêté, mais lui avait déjà pris
quarante kilos.
- Aucun médecin ne l’a mis en garde ?
- Un médecin ? Quel médecin ? Autrefois il allait voir le docteur Sauvet parce que c’est moi
qui lui disais d’y aller. Il a suffi que je ne dise plus rien pour qu’il arrête d’y aller.
- Comment finalement l’avez vous achevé ?
- Il ne sortait presque plus. Le jour de sa mort je l’ai obligé à venir avec moi en voiture. J’ai
fait semblant de tomber en panne et je lui ai dit que nous devions rentrer à pied. Lorsque
nous sommes arrivés en bas du cours du marché, il soufflait déjà comme un bœuf. Il ne
manquait plus que le coup de grâce.
- Comment avez vous fait ? demanda le commissaire effaré.
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- Tout d’un coup, je lui ai dit « Mon Dieu, j’ai laissé la daube sur le feu, elle va être
totalement carbonisée »
- Et alors ?
- Et alors, il est parti comme un fou en courant ! J’ai continué à marcher tranquillement et
j’ai retrouvé ce vieux porc raide mort moins d’un kilomètre plus loin.
Cataleau était muet de saisissement.
- Et voilà commissaire, maintenant vous allez m’excuser, ce n’est pas que je m’ennuie en
votre compagnie, mais il faut que je m’occupe d’aller récupérer mon argent, dont je
compte bien profiter.
Se levant, la mine sardonique, la veuve terrible se pencha sur le bureau de Cataleau et, avec
une certaine familiarité, enfonça son index dans son  ventre rebondi.
- Mais vous même, cher commissaire, me paraissez fort bien nourri. Etes vous sur que votre
femme ne caresse pas le mêmes projets que moi ?
Sur ces propos fielleux, elle fit demi tour et quitta le commissariat d’un pas alerte.
Le soir, lorsqu’il rentra chez lui, le commissaire Cataleau sentit une bonne odeur monter de la
cuisine. Il ne réussit pas à en éprouver la même joie que d’habitude